Crocs niques ! — 04 décembre 2014

Encensé à Cannes où il a suscité des vagues de rires, événement télévisuel en septembre sur Arte, « P’tit Quinquin » sort sur les écrans de cinéma et dans ce contexte, acquiert la dimension des films de Bruno Dumont: dérangeant et métaphysique. Les situations burlesques, dont le commandant est l’épicentre, font immanquablement déraper le film vers une étrangeté surréaliste. Il nous montre le monde à l’envers et peut-être même, l’envers du monde.

Dans la campagne du Boulonnais, sont perpétrés des crimes affreux et invraisemblables: cadavres découpés retrouvés dans des culs de vaches, paysan noyé dans la fosse à purin, jeune fille dévorée par des porcs, femme retrouvée morte sur une plage comme une sirène échouée… Rude tâche pour le commandant Van der Weyden, une sorte de Harpo Marx au regard dilué, et son lieutenant Carpentier ! Le duo qu’ils forment génère une série de gags impayables et l’enquête est un enchaînement de situations qui tournent court tant les bredouillements, mimiques et silences de Van der Weyden aboutissent au néant. D’abord comique mais progressivement perturbant, puisque nous sommes confrontés à l’indicible et que rien de rationnel viendra nous secourir.

P’tit Quinquin mène l’enquête de son côté avec son amoureuse Eve et sa bande de copains. Des enfants certes, mais pas de anges: racistes, volontiers brutaux, facilement hypocrites, sans doute assez méchants… Les habitants du village sont le troisième groupe de personnages, taiseux et méfiants. Anesthésiés par la routine ? Désespérés ? Fataliste ? Complices ? Mais de quoi ? On n’en sait rien, mais tous sont absolument opaques, incompréhensibles et même inquiétants si l’on songe à Dani, le tonton idiot. Dans ce brouillard (c’est d’ailleurs le surnom du commandant), difficile de trouver des repères. Nous sommes plongés dans un monde tantôt surréaliste, tantôt mutique (gros plans sur des personnages muets, plans séquences sur des paysages d’une beauté presque accablante puisqu’elle n’adoucit pas les hommes), tantôt fuyant (Van der Weyden qui tourne les talons prématurément, les demi-réponses, les phrases suspendues…).

Difficile dès lors de ne pas voir dans « P’tit Quinquin » un film profondément subversif. Subversion des images qui nous montrent la trivialité, a mystère mais jamais un sens, et nous plongent ainsi dans une attente jamais satisfaite. subversion du langage utilisé de travers, subversion des gestes. Les exemples multiples et de façon liminaire, contaminent progressivement un récit déjà bien indécis. Ce qui se dessine néanmoins, c’est que les forces du mal sont à l’oeuvre,  annoncées dès le début par Carpentier: « C’est la bête humaine ! », et repris régulièrement pas Van der Weyden: « Ici c’est le diable »… nous sommes dans l’univers des films de Brumont. Quelles sont ces forces qui nous traversent et agissent en nous, comme un ferment ou une gangrène ?

Quelques moments du film introduisent pourtant une magie bienfaisante: Ch’tiderman, après deux chutes contre les portes de la ferme, grimpe miraculeusement au mur. La jeune chanteuse, alors qu’elle s’évertue assez pitoyablement sur le podium, devient par un simple mouvement de caméra une star sur fond de ciel hollywoodien, P’tit Quinquin et Eve forment un couple d’amoureux attendrissant, Van de Weyden retrouve l’enfance avec un cheval. Et pourtant ce qui domine, c’est la présence d’une malédiction, d’un « exterminateur » ». Il y a ceux qui voient et qui savent, et ceux qui ne voient pas. Peut-être Van der Weyden fait-il partie des premiers, lui dont le corps est une déflagration permanente et douloureuse. Peut-être aussi Dani, P’tit Quinquin lui-même ? Et cette belle harmonie de la campagne, est-elle si innocente ?

Finalement, P’tit Quinquin est un film qui n’a reculé devant rien et dont l’audace provocante nous laisse pantois. Drôlerie et tragédie, trivialité et métaphysique… un de ces ovnis si rares dans le cinéma et qui, comme « Holy Motors » en 2012 nous remplissent de joie. Rien n’est définitivement clos et formaté, la liberté créatrice a de beaux jours devant elle. Catherine V.

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pierre

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